Taisez-vous et aidez : pourquoi l’utilisation de la neutralité comme arme contre les organisations humanitaires ne doit pas nous réduire au silence
« La chose la plus importante que vous pouvez faire est de faire savoir au monde ce qui se passe ici »
Cet appel récent du Dr Abu Baker, directeur d’un hôpital en Cisjordanie, est familier pour les équipes de Médecins Sans Frontières (MSF). Cette demande simple – partager les graves réalités dont nous sommes directement témoins pendant les conflits et les crises –, nous l’entendons régulièrement de la part de nos patients de nos patientes et de nos collègues dans plus de 70 pays un peu partout à travers le monde. Leurs mots sont des prières chuchotées dans des hôpitaux situés dans des zones de guerre, des demandes pleines d’espoir de la part de jeunes gens piégés dans des camps de personnes déplacées. Pour le Dr Abu Baker, c’est un appel désespéré alors qu’il pleure la mort d’un collègue tué au cours d’une incursion militaire.
Pour de nombreuses organisations humanitaires, c’est une responsabilité morale que de témoigner de la souffrance à laquelle nous assistons. Pourtant, aujourd’hui, dans un contexte de polarisation et de désinformation croissantes au Canada et à travers le monde, les organisations humanitaires comme la nôtre sont fortement critiquées et vilipendées comme étant « politisées » ou « non neutres » pour avoir partagé des témoignages directs et des preuves médicales des crises à Gaza, au Soudan et ailleurs. Ces fausses accusations sapent la crédibilité de notre esprit humanitaire et font peser sur les organismes humanitaires du monde entier une menace poignante : taisez-vous et ne fournissez que de l’assistance.
Cette tendance grandissante à instrumentaliser le principe humanitaire de neutralité contre les organisations qui témoignent est peut-être la plus prononcée dans la guerre actuelle à Gaza. MSF a exprimé son horreur face aux massacres de personnes civiles perpétrés par le Hamas le 7 octobre, puis face aux attaques massives d’Israël contre Gaza. Nos communications à Gaza ont consisté à partager des témoignages de patients et de patientes, ainsi que des données médicales indépendantes sur les souffrances généralisées causées par les bombardements aveugles, la destruction des installations médicales et le manque d’accès à la nourriture de base, à l’eau, à l’électricité et aux fournitures médicales.
La situation à Gaza a été au centre de nos témoignages, compte tenu des immenses besoins non satisfaits et de notre réponse actuelle dans ce contexte. Néanmoins, nos positions ont été mal interprétées par certains critiques qui les ont qualifiées de « partiales » et « unilatérales ». Or, ce qu’elles sont réellement, c’est l’expression de notre obligation humanitaire de plus de 50 ans de témoigner partout où des gouvernements ou des acteurs mettent en œuvre des politiques qui nuisent à la santé et à la sécurité de nos patients, de nos patientes et de notre personnel.
Ce genre d’accusation ne se limite pas aux communications humanitaires sur Gaza. En Europe, les organisations humanitaires qui mènent des activités de recherche et de sauvetage le long de la mer Méditerranée ont été critiquées sans fondement et criminalisées pour « assistance et encouragement à l’immigration illégale. » Après sept ans de fausses accusations contre des organisations témoignant et mettant sur pied des comités de recherche et de sauvetage qui sauvent des vies, une affaire italienne accusant MSF et d’autres de « collaborer avec les passeurs » n’a été rejetée qu’au début de cette année.
Dans les guerres où le personnel humanitaire a déjà subi de lourdes pertes, ces récits ne sont pas seulement inexacts, ils sont aussi profondément dangereux. Au Soudan, par exemple, des incidents violents et des menaces proférées à l’encontre de nos équipes ont contraint celles-ci à évacuer l’hôpital turc de Khartoum au début du mois. Depuis le début de la guerre il y a un an, le personnel de MSF de cet hôpital a été fréquemment harcelé sur le chemin du travail et menacé d’arrestation.
Les Canadiens et Canadiennes peuvent s’élever contre les récits polarisants qui cherchent à réduire au silence les organisations humanitaires. Il s’agit entre autres de signaler les contenus en ligne comportant des informations erronées ou de la désinformation flagrante, afin que les plateformes de réseaux sociaux comme Meta et X prennent des mesures pour retirer ces contenus. Cela signifie également aborder les nouvelles humanitaires avec un œil critique pour lire au-delà des titres intentionnellement polarisants, vérifier les partis pris de leurs auteurs et tenir compte des sources de soutien.
Le principe de neutralité – que nous défendons en tant qu’impératif humanitaire pour protéger les organisations dans les conflits – ne doit pas être utilisé comme une arme pour nous réduire au silence. Amplifier les besoins humanitaires à Gaza n’est ni anti-Israël ni pro-Hamas. Demander un passage sûr en Méditerranée, ce n’est pas être anti-européen ni être complice des passeurs. Témoigner des attaques contre les installations de santé au Soudan ne revient pas à soutenir le programme militaire d’une partie belligérante au détriment d’une autre. Nous devons rejeter ces fausses polarisations qui cherchent à nous diviser et à empêcher le monde de voir les réalités médicales humanitaires telles qu’elles sont.
Témoigner ne signifie pas choisir un camp politique ou militaire dans un conflit, loin de là. Il s’agit de se placer fermement du côté de notre humanité commune.