Soudan du Sud : la crise négligée de la santé mentale rend difficile le deuil et l’épreuve de la guérison
Au Soudan du Sud, les problèmes de santé mentale sont éclipsés par la pauvreté, la violence et les déplacements de population. Négligées par le système de santé et confrontées à une stigmatisation profondément ancrée, de nombreuses personnes vivent leurs problèmes de santé mentale en silence. Elles se livrent ainsi à un combat quotidien qui passe inaperçu, et qui se vit dans le silence.
Alors qu’elle n’avait que 12 ans, Mary Nyanhial Kiel a été obligée de fuir Paguir lorsque des groupes armés ont attaqué son village. « Nous avons dû fuir et bien des gens ont été tués », se souvient Mary, aujourd’hui âgée de 34 ans. Ses parents ont réussi à s’enfuir avec elle, ses frères et sœurs, mais leur calvaire était loin d’être terminé. « Un an plus tard, lors d’un vol de bétail, mon père et mon frère aîné ont été tués alors qu’ils tentaient de protéger notre bétail. Nous nous cachions dans la brousse et ils ont essayé de nous protéger. »
Quelques années plus tard, Mary a dû à nouveau faire face à la perte d’un être cher. Son mari, qui était parti au Soudan pour travailler comme gardien de bétail afin de soutenir sa famille, n’est jamais revenu, la laissant seule pour s’occuper de ses six enfants. « Aujourd’hui, je suis tout ce qui leur reste », dit-elle. « Je travaille dans un salon de thé, mais ce n’est pas suffisant. Nous ne mangeons qu’un repas par jour et je n’ai pas les moyens d’envoyer mes enfants à l’école. »
Il n’est pas nécessaire de chercher bien loin pour découvrir une expérience similaire. À quelques pas de la maison de Mary, Nyayong Puol Lam, 26 ans, a également été touchée par le deuil il y a quelques années. Elle a été contrainte de fuir son village après avoir vu son frère et de nombreuses connaissances se faire tuer.
Pendant le conflit de 2016, son mari a été tué et elle vient d’enterrer sa sœur. « Ma sœur a été tuée par son mari qui souffrait d’une maladie mentale. Et maintenant, je m’occupe de ses six enfants et de deux des miens. Sans mari ni frère pour me soutenir, c’est difficile. Les enfants sont trop jeunes, ils ne comprennent pas… J’ai perdu tout espoir, je suis désespérée. »
La violence généralisée n’a pas seulement déplacé les familles, elle les a aussi privées de leurs moyens de subsistance, de leurs récoltes et de tout sentiment de stabilité. « Il n’y a pas que nous. Cela arrive à tout le monde au Soudan du Sud. Tout le monde souffre », explique Mary. « Ma mère n’a aucun espoir, elle pense toujours que nous allons mourir. Elle pense tous les jours que mes frères vont mourir ».
Santé mentale : la crise silencieuse
Si les soins de santé primaires sont rares au Soudan du Sud, les services de santé mentale le sont encore plus. De nombreuses personnes comme Mary et Nyayong sont livrées à elles-mêmes, avec peu ou pas d’accès à la nourriture, à l’éducation ou aux soins de santé. Les cycles continus de conflit, de déplacement, d’insécurité alimentaire et d’extrême pauvreté engendrent un énorme stress, et la santé mentale reste fortement stigmatisée.
Médecins Sans Frontières (MSF) est l’une des rares organisations à fournir des services de santé mentale au Soudan Sud. « Nous recevons de nombreuses personnes souffrant de trouble de stress post-traumatique, de dépression et de dépression post-partum affectant les nouvelles mères », précise Germando Kagomba, responsable des activités de santé mentale de MSF à Lankien, au Soudan Sud.
Entre janvier et juillet 2024, MSF a réalisé plus de 9 600 consultations en santé mentale et animé des discussions de groupe pour 54 000 personnes à travers le Soudan du Sud. Cependant, ces efforts ne font qu’effleurer la surface d’un besoin urgent.
Les cycles continus de conflit, de déplacement, d’insécurité alimentaire et d’extrême pauvreté engendrent un énorme stress pour un grand nombre de personnes. La stigmatisation liée aux problèmes de santé mentale demeure toutefois l’une des multiples raisons que l’on n’aborde pas. « Je n’en parle que pendant les séances de santé mentale de MSF parce qu’ici, tout le monde vit la même chose », précise Mary. Pourtant, elle ajoute qu’au milieu des souffrances de chacun et de chacune, « si vous vous plaignez chez vous, on vous traite de faible ».
Trois personnes sur quatre cherchant un soutien en santé mentale auprès de MSF ont subi des violences intercommunautaires, des violences sexuelles ou genrées. Pourtant, les problèmes de santé mentale sont souvent complexes, et le besoin initial d’aide peut provenir d’autres sources de traumatisme ou de stress.
Au Soudan du Sud, les personnes qui s’occupent d’êtres chers aux prises avec des problèmes de santé mentale sont souvent contraintes de faire des choix impossibles faute d’accès aux traitements. Il n’est pas rare d’enfermer des membres de la famille par peur de la stigmatisation et de la violence que cela pourrait provoquer. Dans les cas extrêmes, on en vient même à les enchaîner. Les personnes souffrant de maladies mentales sont abandonnées par la société en général. Au lieu de recevoir des soins, elles sont souvent enfermées dans des prisons ou dans d’autres environnements inadaptés. Cela aggrave leur état et accentue leurs souffrances, faute de ressources, d’infrastructures et de formation de spécialistes en santé mentale.
« Les infrastructures étant limitées, il faut parfois mettre quatre jours pour se rendre à l’hôpital. Ainsi, lorsque vous souffrez d’un problème de santé mentale, les gens ne s’occupent pas vraiment de vous comme ils le font pour les autres, et les personnes qui se rendent à l’hôpital ne reviennent pas pour le suivi », ajoute Germando Kagomba.
Les troubles de santé mentale non traités peuvent avoir des conséquences néfastes à long terme, la détérioration de l’état de santé affectant non seulement les individus, mais aussi des générations entières.
Les lacunes importantes en matière de soins santé mentale signifient que les personnes qui ne reçoivent pas de soins sont susceptibles d’avoir des difficultés au sein de leur communauté. Cela peut contribuer à les enfermer davantage, elles et leur famille, dans la pauvreté. Une participation limitée aux activités communautaires et des possibilités d’emploi restreintes nuisent à leur qualité de vie. Cette situation peut également entraîner des taux plus élevés de grossesses chez les adolescentes et de violence conjugale. Les troubles de santé mentale non traités peuvent également se traduire par des taux de mortalité plus élevés.
Pour briser le cycle de la négligence, les soins de santé mentale doivent être intégrés dans le système de santé au sens large. Cela est nécessaire pour que les gens du Soudan du Sud puissent commencer à guérir des cicatrices plus profondes que les déplacements et la pauvreté ont laissées sur leur passage. Sans ce changement, des familles comme celles de Mary et de Nyayong continueront de se heurter à des obstacles, rendant l’espoir d’une guérison inaccessible.